La grande révolution énergétique allemande est avant tout un projet politique. Elle s’apparente aujourd’hui à une fuite en avant.
Pour éviter les sorties de route, un virage se négocie à l’avance. L’Allemagne semblait l’avoir bien compris. Pour réduire drastiquement ses émissions de gaz à effet de serre et lutter contre le réchauffement climatique, notre voisin s’est engagé à prendre un tournant énergétique ou à faire une «révolution énergétique» pour le moins ambitieuse. Sortie du nucléaire d’ici 2022, abandon du charbon en 2038, utilisation massive des énergies renouvelables (EnR) qui devront représenter 65 % du mix énergétique en 2030 contre 38 % aujourd’hui…
L’Energiewende est au centre de tous les débats en République fédérale mais aussi à l’étranger où ce virage énergétique brutal suscite aussi bien l’admiration que la critique. Ses partisans la citent en exemple et ses détracteurs montrent du doigt son coût exorbitant et son inefficacité puisque l’Allemagne continue de rejeter dans l’atmosphère autant de gaz à effet de serre qu’en… 2009. Pour les critiques, cette transition avant tout politique et idéologique a été mal préparée. Pourtant, elle ne date pas d’hier…
Le terme même d’Energiewende apparaît pour la toute première fois en 1979 dans une motion que le parti social-démocrate (SPD) présentait au parlement régional de Schleswig-Holstein au nord de l’Allemagne. Ce texte préconise un retrait du nucléaire, une meilleure efficacité énergétique et une moindre dépendance envers les importations pétrolières. Jamais auparavant l’expression « Energiewende » n’avait été prononcée au Bundestag. Elle sera ensuite utilisée à 24 reprises entre 1987 et 1990 et… 650 fois de 2009 à 2013.
UNE COALITION ROUGE-VERTE ET DES SUBVENTIONS MASSIVES. Le grand public découvre réellement la notion de révolution énergétique après la parution en 1980 d’un rapport de l’Öko-Institut, un centre de recherche alternatif fondé trois ans plus tôt, intitulé « Energiewende : Wachstum und Wohlstand ohne Erdöl und Uran »(« Tournant énergétique : Croissance et prospérité sans pétrole et uranium »). Cette étude, qui présente pour la première fois de nouvelles alternatives énergétiques permettant de ne plus avoir recours à l’atome et à l’or noir, est publiée à un moment où le mouvement antinucléaire se développait rapidement en Allemagne. il faut toutefois attendre l’arrivée des écologistes au Bundestag en 1983 pour que le débat sur les énergies renouvelables prenne de l’ampleur au niveau national.
La catastrophe de Tchernobyl trois ans plus tard et le passage d’un nuage radioactif au-dessus du nord de l’Allemagne provoquent alors un véritable vent de panique dans tout le pays. Les experts conseillaient aux femmes enceintes de rester chez elles et les enfants n’avaient plus le droit de jouer dans les jardins publics, car leurs parents craignaient que les bacs à sable soient contaminés. Le manque de réaction des autorités (le gouvernement chrétien-démocrate en RFA a mis plusieurs jours avant d’avertir le grand public des dangers liés à la consommation de lait frais tandis que le pouvoir communiste de RDA qualifiait la catastrophe nucléaire de simple « incident ») crée une véritable défiance des Allemands envers le nucléaire.
Le SPD saisit cette occasion pour devenir ouvertement opposé à l’atome. La une de l’hebdomadaire Der Spiegel du11 août 1986 montrant la cathédrale de Cologne envahie par les eaux au-dessus du titre « Der Klima-Katastrophe » (« La catastrophe climatique ») « marque le lancement du débat sur le changement climatique en Allemagne », explique Sebastian Helgenberger, le directeur de l’institut d’études avancées en développement durable de Potsdam. À la suite d’une demande des Verts, une commission composée de parlementaires et d’experts publie en 1987 un rapport qui recommande une réduction de 30 % d’ici à 2005 des émissions de gaz à effet de serre par rapport aux niveaux de 1987. il faudra toutefois attendre trois années supplémentaires pour que le gouvernement fédéral se donne l’objectif d’atteindre une baisse des émissions comprise entre 25 et 30 % en 2005 (une diminution de 23 % sera finalement atteinte mais grâce avant tout à la fermeture forcée de la plupart des vieilles usines de l’ancienne RDA).
Pour encourager les particuliers et les entreprises à s’équiper d’éoliennes et de panneaux solaires, le cabinet fédéral piloté par Helmut Kohl a met en place en 1991 des tarifs subventionnés pour les énergies renouvelables. L’arrivée au pouvoir d’une coalition « Rouge-Verte » unissant les sociaux-démocrates aux Verts en 1998, après un « règne » de seize années des conservateurs, donne soudain un coup d’accélérateur à la transition énergétique dans le pays. Après une intense négociation avec les producteurs d’électricité, la coalition s’engage en 2000 à fermer toutes les centrales nucléaires d’ici2030. De nouvelles subventions encore plus généreuses sont incluses dans la loi sur les énergies renouvelables (Erneuer-bare-Energien-Gesetzou EEg) votée en 2000. En quelques mois à peine, les toits des fermes allemandes commencent à se couvrir de panneaux solaires tandis que des forêts d’éoliennes semblent surgir de nulle part. En 2007, les énergies vertes représentaient déjà 14,2 % du mix énergétique du pays tandis que le gouvernement s’était fixé comme objectif d’atteindre la barre des 12,5 % en 2010. « Personne ne s’attendait à une croissance aussi élevée et si rapide, explique la députée fédérale (SPD) Nina Scheer qui est la fille de Hermann Scheer, le coauteur de la EEg. Cette loi a déclenché un véritable mouvement populaire des citoyens. Les Allemands ont fait de l’Energiewende leur propre projet. »
LA VOLTE-FACE ET LA SURENCHÈRE D’ANGELA MERKEL. L’arrivée d’Angela Merkel au pouvoir en 2005 donne un coup d’arrêt à cette transition énergétique. En 2009, son accord de coalition avec les libéraux du FDP prévoit la construction de nouvelles centrales à charbon et l’extension de la durée de vie des réacteurs nucléaires d’une douzaine d’années en moyenne. La fermeture de l’ensemble de centrales nucléaires est repoussée à 2036… au plus tôt. La catastrophe de Fukushima, le 11 mars 2011, change tout. L’opinion publique allemande est terrifiée, hostile alors à 80 % à l’énergie nucléaire.
La cheffe du gouvernement fait alors un virage à 180 degrés, surprenant même les membres du gouvernement. Elle exige, en août 2011, l’arrêt immédiat des huit réacteurs nucléaires les plus anciens du pays qui produisaient 8,4 gigawatts (gW). La fin de l’atome est annoncée pour 2022.Dans le même temps, la coalition à Berlin décide de porter la part des énergies renouvelables de 17 à 35 % d’ici 2020. La construction de parcs éoliens offshore dans la Baltique et en mer du Nord est lancée tout comme une augmentation de 10 % de la capacité du réseau haute tension afin de transporter l’électricité verte produite dans le nord du pays vers les grands centres de consommation dans le sud de l’Allemagne. De nouvelles subventions encouragent la modernisation thermique des bâtiments, qui consomment 40 % de l’énergie nationale, sont également prévues. La machine s’emballe.
En juillet 2016, le gouvernement s’engage à réduire d’ici à 2050 ses émissions de 80 à 95 % par rapport aux niveaux de1990. Le contrat de coalition signé en 2018 qui unit, une nouvelle fois, la CDU au SPD, se fixe des objectifs encore plus ambitieux. Les émissions devront ainsi être réduites en2030 de 55 % par rapport à 1990. Les énergies renouvelables devront produire 65 % de l’électricité consommée dès 2030.En janvier 2019, l’Allemagne franchit un nouveau pas en annonçant la fermeture d’ici à 2038 de l’ensemble de ses 148 centrales à charbon… qui ont assuré l’an dernier 38 % de ses besoins en électricité.
On peut ainsi parler de fuite en avant car les résultats, en termes d’émissions, ne sont pas au rendez-vous. Cette stratégie est aujourd’hui de plus en plus critiquée même si l’immense majorité des Allemands continue à soutenir l’Energiewende. Un soutien de principe, idéologique, mais qui se traduit de moins en moins dans les comportements.
Frédéric Therin (à Munich)