En 1997, le Commissariat général au Plan a livré des « prévisions » de consommation d’énergie et d’émissions de CO₂ en 2020. Les scénarios envisagés ne se sont jamais réalisés. Le même exercice est, peu ou prou, en cours aujourd’hui afin d’éclairer les décisions et de changer l’avenir. C’est en tout ce qu’affirment les experts de la prévision…
Le plafond des émissions de CO₂ ne devait pas dépasser 398 millions de tonnes par an en France d’ici 2023. Fin janvier, le gouvernement a décidé de s’autoriser désormais un plafond de 422 millions de tonnes. Si la France est l’un des meilleurs élèves européens en terme d’émissions de CO₂ par habitant, elle ne parvient pas à les faire baisser. Notamment parce que remplacer l’électricité nucléaire par le solaire ou l’éolien ne réduit pas les émissions. Résultat, la France n’a jamais tenu ses objectifs depuis la COP21 en 2015. C’est même la plus mauvaise élève (avec les Pays-Bas) au sein de l’UE ! « Aux promesses intenables, nous préférons une feuille de route crédible pour aller vers la neutralité carbone d’ici 2050. Nous devrons réaliser des efforts importants dans les cinq ans à venir pour rattraper le retard enregistré », explique le ministère de la Transition écologique à France 2.
Alors à quoi cela sert de faire des prévisions et de prendre des engagements? « En prospective, l’objectif est d’établir différents scénarios qui doivent servir non pas à prévoir mais à voir à quoi peut ressembler le futur », explique Fabien Giuliani, qui enseigne la stratégie et la prospective à la HEG Genève et à l’Université de Genève. « On est plutôt sur du potentiel. La prospective, ce n’est pas dire le juste, car le monde est trop complexe, mais plutôt de dire des choses pas trop fausses. Elle nous apprend une immense humilité car globalement on ne sait rien sur un temps long. On a beaucoup de mal à anticiper les changements d’usage, les changements sociologiques les plus profonds. » Une aide à la décision construite sur du sable ?
Le passé dans ce domaine n’a rien de réconfortant. En1997, une soixantaine d’experts sollicitée par le commissariat général au Plan s’était déjà livrée à ce type d’exercice d’anticipation. Hauts fonctionnaires, associations, entreprises et enseignants calculent la consommation d’énergie et la production de CO₂ du pays en 2020, sur la base de scénarios qui faisaient beaucoup appel à l’imagination. « Par exemple en extrapolant des tendances à l’œuvre », suggère Fabien Giuliani. Outre le fait que ces tendances aient été systématiquement sur ou sous-estimées, les bases de l’étude étaient également faussées. Prix du pétrole (plus cher que prévu), population (bien plus importante que prévue), croissance (moindre).
À quoi bon ?
« Ils se sont trompés sur tout », souligne un article du Point en date du 27 janvier 2020. Fait amusant : ce tracé d’un avenir énergétique n’avait aucunement pris en compte l’ascension des renouvelables. Le solaire par exemple : inapparent sur les trois scénarios dessinés. Aucune production n’était prévue pour 2020 ! Impossible, en revanche, de nier la complexité des variables influentes, leurs effets possibles dus à l’innovation technologique, aux capacités de transformation de la société, ou encore à la géopolitique. « Si vous cherchez à comprendre pourquoi est-ce que l’empreinte carbone de la France ne correspond pas du tout à ce qu’on avait anticipé, c’est peut-être simplement que l’économie mondiale a changé d’une manière qu’on ne pouvait pas anticiper », note justement Fabien Giuliani. Mais alors se pose toujours la même question : à quoi bon ?
Pour jouer les « Prophètes de malheur »? C’est l’expression de Jean-Pierre Dupuy, dans Pour un catastrophisme éclairé(éd. Seuil). Il décrit ces oiseaux de mauvais augure comme les annonciateurs d’une perspective noire ou d’un effondrement ; or cela les place dans une situation où ils auraient toujours tort. Soit la situation se réalise et on taxe ces « prophètes » de ne servir à rien, soit elle n’a pas lieu car ils ont convaincu d’agir pour s’en prémunir. Et dans ce cas, on croit prouver qu’ils avaient tort de s’alarmer ! En réalité, « la prospective n’apas vocation à nous dire ce que sera le futur, il faut vraiment se départir de cette idée, explique Éric Vidalenc, chef de projet prospective, énergie et ressources 2050 de la direction exécutive prospective et recherche de l’Ademe. Elle nous permet de savoir comment agir dans un futur qui sera ce que l’on en fait, dans un cadre qui a des incertitudes fondamentales et des inerties très lourdes. »
Par exemple, quand on travaille sur les questions climatiques/énergétiques, la démographie est un point crucial et même les scénarios de l’Insee font état d’écarts de millions de personnes. « Est-ce que cela veut dire qu’il faut arrêter de réfléchir au futur pour autant ? » Est-ce vain, puisque le nombre de paramètres maîtrisés est réduit ? Prenons un réacteur nucléaire EPR avec des équipements à la durée de vie d’au moins soixante ans ; il met par ailleurs dix ans à être construit. Entre le moment où on l’envisage et le moment où il produit ses premiers térawatt-heures, il faut nécessairement une vision de ce que sera la consommation. Cet exemple d’Éric Vidalenc vise à montrer que le domaine de l’énergie est celui du temps long, avec des inerties considérables. « Vous voyez que s’interroger sur le futur n’est pas tout à fait inutile », poursuit-il.
Point sémantique
À l’Ademe, le chef de projet travaille sur différents scénarios qui visent tous la neutralité carbone à l’horizon 2050,conformément aux accords de Paris (2015) qui limitent le réchauffement climatique à moins de 2° Celsius. « Nous essayons d’évaluer différentes manières d’atteindre ces objectifs. Que ce soient des leviers techniques, économiques, sociaux, territoriaux. L’enjeu est de réaliser des scénarios qui invitent à l’action, pour voir ce qui est incontournable à court terme, quelles que soient les solutions qu’on choisisse à long terme. » Avant cela, l’équipe s’est intéressée aux fondamentaux de l’évolution de la société, comme la démographie ou l’aménagement du territoire. Ces éléments qui sont déterminants pour établir quels seront les besoins en termes d’alimentation, d’énergies, de véhicules, de biens de consommation, etc.
Mais les prévisionnistes ont aussi un autre talent. Ils peuvent réécrire l’histoire. Ainsi, concernant les « prévisions » de 1997, Éric Vidalenc estime « qu’ils ne se sont pas plantés !Les experts regardent l’état des connaissances à un moment donné et quels sont les futurs qui peuvent être envisagés. Et le futur sera évidemment différent ! Tout comme il le sera pour les quatre scénarios que nous allons construire. » En résumé, on doit parler de projections à partir d’hypothèses et non de prévisions. « L’avenir n’est pas écrit ; il ne s’agit pas de le deviner mais d’envisager les manières d’aller vers un horizon qu’on souhaite construire. En fait, cela vaut aussi pour toutes les situations collectives ou personnelles : on ne sait pas de quoi l’avenir sera fait et pourtant on s’engage dans des choix professionnels ou familiaux. On agit. »
Émilie Drugeon