Dans une guerre d’usure, le vainqueur n’est pas forcément le plus fort, mais celui qui est le plus capable d’encaisser des dommages. La guerre des prix qui vient de commencer sur le marché pétrolier pourrait bien être une nouvelle illustration de cet adage. Les cours du brut se sont littéralement effondrés lundi 9 mars avec une dégringolade de près de 20% des cours du Brent qui ont fini à moins de 37 dollars, au plus bas depuis 2016. Il s’agit du plus important krach pétrolier depuis la première guerre du Golfe… en 1991. Le baril a perdu presque 50% depuis le début de l’année.
La raison en est simple. Vendredi 6 mars, les 13 membres de l’Opep menés par l’Arabie Saoudite et leurs 9 partenaires conduits par la Russie ne se sont pas mis d’accord sur une nouvelle baisse des quantités produites de pétrole. Ils se sont même quittés fâchés. Moscou a rejeté toute nouvelle restriction de production en affirmant que cela servait seulement à maintenir à flot les producteurs américains de pétrole de schiste. Le secteur de l’énergie russe, soumis à des sanctions américaines, cherche ainsi à se venger. La baisse de production était pourtant jugée indispensable par l’Arabie Saoudite, pour limiter les conséquences de la forte baisse de la demande de pétrole dans le monde conséquence de l’épidémie de Coronavirus. Du coup, Riyad a décidé d’utiliser son arme fatale pour contraindre la Russie à revenir à la table de négociation. L’Arabie Saoudite a annoncé samedi 7 mars à la fois une baisse spectaculaire de ses tarifs et une augmentation massive de sa production.
La stratégie de 1985
Non seulement, la demande de pétrole dans le monde baisse, mais dans le même temps l’offre augmente. La recette d’un krach. Lundi 9 mars, sans surprise, le marché pétrolier s’est effondré. Et ce n’est peut-être qu’un début. On voit bien, dans un premier temps, qui en seront les bénéficiaires: les automobilistes, les compagnies aériennes, les groupes de transport maritime. Le prix des carburants va rapidement baisser. Mais qui seront à terme les vainqueurs et les perdants de la guerre commerciale est une autre question.
L’Arabie Saoudite vient de changer radicalement de stratégie. Au lieu de tenter de maintenir ses revenus et ses parts de marché par la coopération entre les membres du cartel et les pays producteurs alliés, le Royaume vient de lancer une guerre des prix massive. Il espère dans cette partie de poker menteur mettre la Russie à genoux tout comme les producteurs américains de pétrole de schiste.
Il y a un précédent à une telle stratégie. Il avait d’ailleurs été efficace et les russes ne l’ont pas oublié. En 1985, l’Arabie Saoudite avait déjà décidé d’inonder le marché pétrolier après des années de restriction de sa production. Et cela a joué un rôle non négligeable dans la chute de l’URSS quatre ans plus tard. Mais en 35 ans, beaucoup de choses ont changé et notamment la situation économique, financière et politique du Royaume saoudien.
83,60 dollars le baril pour équilibrer les finances publiques
Riyad dispose bien sûr encore de nombreux atouts. Le pays reste le plus grand exportateur mondial de pétrole et aucun concurrent ne peut s’aligner sur ses coûts de production. Pour produire un baril, cela coûte en moyenne 2,80 dollars à Aramco, la compagnie nationale, quand il sort d’un puit saoudien. A comparer à 16 dollars pour l’américain Exxon Mobil et 20 dollars pour le russe Rosneft.
Mais cette comparaison est trompeuse. Ce qui importe avant tout est le prix de vente nécessaire du baril pour équilibrer les finances publiques des pays producteurs. Selon le Fonds monétaire international (FMI), c’est 83,60 dollars pour l’Arabie Saoudite. Et cela fait maintenant plus de cinq ans que les cours du pétrole n’ont pas atteint ce niveau. Pour la Russie, le cours d’équilibre de son budget est presque moitié moins important à 42 dollars. Les producteurs américains de pétrole de schiste sont dans une toute autre logique. L’Etat américain ne dépend pas de leurs revenus. Ils ont des prix de revient qu’ils ont réussi à ramener en moyenne entre 45 à 50 dollars le baril, après avoir fait des efforts importants de baisse des coûts lors des dernières années.
Si la stratégie consistant à inonder le marché a fonctionné en 1985, c’est aussi parce que l’Arabie Saoudite alors n’avait pas des besoins devenus considérables de recettes fiscales pour équilibrer son budget. Le Royaume est aujourd’hui engagé dans une guerre sans fin au Yémen et son instabilité politique a encore été illustrée par l’arrestation il y a quelques jours de trois membres de la famille royale accusés de trahison. Plus de quatre ans après la prise de pouvoir de fait par me prince héritier Mohammed Ben Salman et l’annonce de réformes économique majeures pour diversifier l’économie, la dépendance aux recettes pétrolières ne s’est pas réduite. Elles représentent toujours 80% des exportations du Royaume et les deux tiers de ses recettes fiscales. En comparaison, pour la Russie, le pétrole et le gaz n’assurent qu’un tiers de son Pib.
L’Arabie Saoudite reste évidemment un pays riche. Selon les calculs de la Abu Dhabi Commercial bank, avec un baril à 35 dollars et même si les réserves de devises de l’Arabie Saoudite ont baissé d’un tiers depuis 2014, elles lui permette de tenir 5 ans sans baisse des dépenses publiques.
Il est vrai aussi qu’avec un baril à moins de 40 dollars, tout le monde perd sur le marché pétrolier. Et ce n’est sans doute pas prêt de se terminer. Selon le responsable des matières premières de Citigroup, Ed Morse, cité par The Telegraph, un prix du baril à 20 dollars est une perspective très réaliste. «C’est la première fois que je vois un choc provoqué par une forte baisse de la demande et dans le même temps une forte augmentation de l’offre», explique-t-il.
Capacité d’emprunt et taux d’intérêt
La capacité des belligérants à encaisser les coups et à les supporter sur la durée va donc s’avérer cruciale. Un déficit budgétaire n’est pas en soi la fin du monde. C’est même une situation normale pour de nombreux pays dont la France depuis 47 ans… Il suffit d’emprunter sur les marchés financiers et de pouvoir le faire dans des conditions acceptables. Plus que les marchés de l’énergie, ce sont donc les marchés financiers qui décideront des vainqueurs et des perdants. La question des taux d’intérêt va s’avérer essentielle. Celui des obligations d’Etat saoudiennes à 10 ans est de 2,38%. En dépit des sanctions financières américaines, celui des obligations d’Etat à 10 ans russes était de 2,56% la semaine dernière. Les taux moyens des obligations à dix ans des groupes énergétiques sont aux Etats-Unis de 2,95%. Mais pour les titres très risqués des petites sociétés engagées dans le pétrole de schiste, les taux de leurs obligations dites spéculatives (junk bonds) montent à 10,6%. Elles pourraient bien être les premières victimes.
De toute façon, toutes les compagnies pétrolières vont souffrir. Déjà les plus grandes ont vu leurs cours s’effondrer lundi 9 mars. BP a perdu près de 20%, Total plus de 16%, Shell, Mobil et Chevron 14%. Aramco, la compagnie nationale saoudienne, la première au monde, a vu ses cours descendre de 15% sous le niveau du prix de son introduction en Bourse en décembre dernier. Mais les grands groupes pétroliers peuvent résister avec un baril à 35 dollars. Ils l’ont déjà fait. Pour les petites et moyennes compagnies et certaines entreprises spécialisés dans la recherche et l’exploration, la situation va devenir rapidement beaucoup plus difficile.
La banque JP Morgan estime que de nombreux producteurs de petite et moyenne taille «vont devoir fortement réduire leur activité». Elle ajoute que le forage de nouveaux puits pourrait diminuer de 80% aux Etats-Unis. Les groupes pétroliers et gaziers nord américains ont un total de dettes arrivant à maturité au cours des quatre prochaines années de 200 milliards de dollars. Sur cette somme, 40 milliards doivent être remboursé en 2020…
Les pays qui se lancent dans une guerre espèrent qu’elle ne durera pas plus de quelques mois et que la victoire sera rapide. Ils découvrent ensuite, assez souvent, que leur adversaire est plus coriace qu’ils ne l’imaginaient et que le conflit s’éternise. L’Arabie Saoudite en a fait l’expérience au Yémen.
Il en va de même pour la guerre économique. Même si un tiers de son économie dépend du pétrole et du gaz, la Russie semble mieux armée que l’Arabie Saoudite pour une guerre d’usure. Et elle l’affirme publiquement. Moscou fait déjà face depuis des années à des sanctions économiques américaines et européennes après avoir annexé la Crimée et s’être engagé dans une guerre larvée à l’est de l’Ukraine. Il est vraisemblable que des compagnies pétrolières américaines de petite et de moyenne taille feront faillite. Mais cela ne réduira que marginalement la capacité de production de pétrole et de gaz des Etats-Unis et aura un impact très limité sur la première économie mondiale. L’Arabie Saoudite vient peut-être de faire une nouvelle erreur de calcul.