Juin 1947 : les Etats-Unis lancent un grand plan pour aider à la reconstruction de l’Europe après le Seconde Guerre mondiale sous la forme d’une aide financière pour la population européenne tombée dans la misère et de prêts aux pays européens. Face aux enjeux du réchauffement climatique et à ses conséquences financières, un plan de cette envergure ne permettrait-il pas d’atteindre les objectifs… Et si l’histoire se répétait ?
Mario Draghi a esquissé, il y a quelques semaines, dans un rapport à la Commission européenne, les contours de ce « plan Marshall » version 2024. L’ancien président de la Banque Centrale Européenne (BCE) préconise que l’Union Européenne investisse 800 milliards d’euros supplémentaires par an pour sortir d’un creux de productivité et de croissance faible qui place notre continent derrière les Etats-Unis et la Chine. « Un défi existentiel » pour Mario Draghi tant les enjeux sont importants et les écarts se creusent. En 2020, les Etats-membres de l’Union Européenne avaient déjà entériné un vaste plan de relance (baptisé « Next Generation EU ») ratifié en 2021 dont le montant s’élève à 750 milliards d’euros (dont 360 milliards de prêts et 390 milliards de subventions), accompagné d’un budget européen pluriannuel renforcé à 1 074,3 milliards pour les années 2021 à 2027.
Réduire notre dépendance énergétique et industrielle
Mais ce plan avait principalement vocation à permettre aux Etats européens de pallier les conséquences d’une récession économique par la relance. Or sa mise en œuvre est lente et les difficultés liées à l’état des finances publiques des Etats-membres, notamment de la France, rendent son financement de plus en plus compliqué. Et surtout, il n’a pas vocation à développer massivement l’investissement productif à long terme.
Si la transition écologique et énergétique est une priorité pour l’Europe, elle ne pourra être réalisée en se contentant d’acheter des produits industriels chinois ou américains sauf à en accroitre notre dépendance. La transition pourrait à l’inverse devenir un moyen sinon une opportunité majeure de réduire considérablement notre dépendance énergétique et industrielle – si bien entendu, comme le préconise le rapport Draghi, nous nous en donnons les moyens en investissant de manière très substantielle. Les Américains ont montré la voie, au moment de la pandémie du Covid puis plus récemment avec l’adoption en 2022 de l’Inflation Reduction Act.
Un nouveau pacte européen permettant le financement d’un vaste plan d’investissements en vue de l’accélération de la transition écologique et énergétique par la réindustrialisation de notre continent, nécessite toutefois de proposer une approche alternative à l’orthodoxie monétaire classique depuis trop longtemps affichée comme un point de référence absolu par les diverses autorités politiques européennes.
Quel financement pour ce plan d’investissement sans augmenter la dette ?
Dans un contexte de dégradation des déficits publiques, de moindres recettes en raison de la situation économique, il faut trouver ailleurs, les moyens pour financer, sans augmenter la dette ou les impôts, ce plan massif d’investissements.
Une solution simple mais efficace, consisterait à faire massivement racheter par la BCE des obligations « vertes » qui seraient émises par la Banque Européenne d’Investissement (BEI), ce qui permettrait à cette dernière d’accroitre massivement sa capacité de financement de projets dédiés, au cours des dix ou vingt prochaines années. Ceci, sans pour autant augmenter le volume de la masse monétaire créée par la Banque Centrale Européenne et en considérant une stabilisation de l’inflation, dans la zone Euro, en dessous de 2% par an (ce qui sera sans doute atteint à partir de 2025). A cet effet, le total du bilan de la BCE pourrait être stabilisé autour de 40% du PIB de la Zone Euro (niveau équivalent à celui des banques centrales dans la plupart des pays anglo-saxons).
La BCE avait racheté massivement des actifs financiers détenus par les banques commerciales européennes en vue d’éviter l’effondrement du système financier après la crise des subprimes (plus de 2.600 milliards d’euros entre 2014 et 2019) puis avait mis à disposition une enveloppe additionnelle de liquidités de 1.850 milliards dans le cadre du Programme d’achat d’urgence du fait de la pandémie. Le total du bilan de la BCE a même atteint près de 67% du PIB de la zone Euro au début de 2022 (avant la guerre en Ukraine et la crise inflationniste qui en a découlé). Depuis la mise en œuvre par la BCE d’une politique anti-inflationniste d’augmentation des taux d’intérêts et de décroissement quantitatif (réduction de la masse monétaire), le total du bilan de la BCE a été ramené en dessous de 50% du PIB de la zone Euro et pourrait – d’ici quelques mois – se rapprocher d’un niveau de 40%. Cette solution de financement via l’émission d’obligations vertes par la BEI ne consisterait pas en un accroissement de la dette publique (contractée par les Etats) mais en un accroissement des capacités de financement bancaire de cette dernière soit directement, soit via ses fonds d’investissements dédiés.
Une solution préconisée par Joseph Stiglitz
Le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz avait déjà fait cette proposition il y a 10 ans. Il avait suggéré de « mieux utiliser le bilan de la BCE, en le combinant avec des interventions de la Banque européenne d’investissement (BEI)… en faisant acheter par la banque centrale des quantités massives d’obligations émises par la BEI, afin que cette dernière puisse investir dans de nombreux projets utiles à l’économie européenne. ». Une proposition restée lettre morte…
De façon analogue au plan de sauvetage des banques commerciales européennes entre 2014 et 2019, les dépenses de ce nouveau plan européen d’investissements massif, seraient substantiellement refinancées :
– indirectement par une création monétaire en amont : la BCE rachetant massivement des obligations vertes émises par la BEI sur le marché secondaire ;
et
– directement par un apport de capitaux propres en aval : la BEI apportant – directement ou à travers des fonds dédiés – des capitaux propres ou des quasi-fonds propres aux sociétés portant les projets susceptibles d’être financés.
La BCE pourrait aisément en amont, le cas échéant, réinvestir les sommes qui lui sont progressivement remboursées – entre 200 et 250 milliards d’euros par an – en procédant au rachat de nouveaux titres, qui seraient des obligations vertes émises par la BEI en vue de financer des projets d’investissement liés à la transition écologique et énergétique et ainsi permettre de retrouver des marges de manœuvre en matière de souveraineté économique, d’emploi et de croissance durable.
La BEI, nouveau moteur financier de l’investissement productif
Cette initiative implique toutefois que les autorités politiques européennes arrivent à se mettre d’accord, dans le cadre d’une refonte des Traités, sur la nécessaire extension des missions confiées à la fois à la BCE et à la BEI pour rendre possible le financement de ce nouveau « plan Marshall » sans le faire supporter par le contribuable.
L’Union Européenne considérant comme une « priorité politique » la transition écologique mais aussi le développement de l’Afrique pour stabiliser les phénomènes migratoires, la mission de la BEI pourrait en conséquence être élargie de telle manière à ce qu’elle devienne le moteur financier de l’investissement européen dédié à la mise en œuvre d’un nouveau plan d’investissements productifs massif. La BEI pourrait réinvestir – directement ou à travers ses fonds dédiés – principalement en fonds propres dans le capital social des sociétés portant les projets financés – en qualité d’actionnaire minoritaire – et, le cas échéant, accorder des facilités financières complémentaires.
Ces investissements seraient réalisés par la BEI (selon la réforme de son statut) – soit directement – soit à travers un fonds filialisé dédié – fonctionnant sur le modèle d’un fonds dit de « private equity » :
– en association avec des investisseurs du secteur des entreprises (petites, moyennes ou grandes entreprises – selon le type d’investissement) ou même avec des investisseurs du secteur public lorsque cela est plus adapté,
et
– conformément à des accords de partenariat public-privé, en vertu desquels la BEI agira en tant qu’actionnaire minoritaire dans le capital des sociétés projets portant les investissements financés.
En tant que futur actionnaire de sociétés projets, la BEI pourra recevoir, le cas échéant, sa quote-part des bénéfices réalisés au moyen de distributions de dividendes et, après une période d’investissement – d’une durée suffisante (10 à 20 ans), réaliser une possible plus-value au titre de la cession (à tout tiers investisseur privé ou public) des actions qu’elle détient dans le capital de chacune des sociétés projets portant les investissements.
Ces éventuels revenus d’investisseur (dividendes reçus et plus-value de sortie) permettraient ainsi à la BEI – comme c’est le cas pour un fonds dit de « private equity » – d’obtenir les liquidités nécessaires au remboursement du capital et des intérêts échus du fait des obligations vertes émises.
Nouveau plan Marshall et nouveau pacte européen
Un nouveau pacte européen, engageant une refonte des Traités, reste indispensable pour permettre à la BEI de financer massivement les projets d’investissements en fonds propres de ce nouveau plan Marshall, tout en étant indirectement refinancée par la BCE. Il conviendrait également d’augmenter le montant du capital social de la BEI en l’autorisant à souscrire à une augmentation substantielle de son capital social tout en retenant le montant du capital souscrit (et non plus le montant du capital versé) pour rester dans le plafond de 250%.
Si on décidait – à titre d’exemple – d’une recapitalisation de la BEI à hauteur de 5 fois le montant de son capital social actuel – qui pourrait ainsi être porté à hauteur de 1.243,975 milliards d’euros – les Etats membres pourraient ne verser effectivement qu’un montant total de 88,76 milliards d’euros (à concurrence de 8,92% du montant de la souscription) à se répartir selon la répartition actuelle du capital de la BEI. Ce montant pourrait être facilement financé dans le cadre du Plan vert pour l’Europe qui s’élève au total à 750 milliards d’euros. Cette augmentation de capital de la BEI permettrait à celle-ci de porter l’encours total des prêts et des garanties accordés par la Banque à plus de 3.000 milliards d’euros !
L’effet de levier financier d’une telle mesure serait donc extrêmement fort et permettrait de financer de nombreux projets d’investissements dans la limite de ce montant – sous réserve bien entendu que la BEI puisse se refinancer dans le cadre de l’émission d’obligations vertes – soit directement soit à travers des fonds d’investissements dédiés.
Il apparaît donc plus que nécessaire de lever l’interdiction qui est faite à la BEI de prendre des participations dans une entreprise – directement ou à travers des fonds dédiés – en incluant cette disposition dans les Traités et les statuts de la BEI.
En 1947, le plan Marshall avait permis de restaurer la confiance dans les marchés et dans les institutions, entraînant un cercle vertueux et la période faste des Trente Glorieuses… Il est temps, pour le climat, l’économie et le développement de l’Afrique de modifier les Traités européens, les statuts de la BEI et de lancer ce nouveau plan « Marshall » qui viserait à financer massivement des investissements productifs à long terme en vue de la réindustrialisation et de la croissance durable du continent européen.