<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le mur des métaux « critiques »

27 février 2025

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Le mur des métaux « critiques »

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Pour atteindre les objectifs climatiques que se sont fixés les institutions internationales et bon nombre de gouvernements, il faudra multiplier dans les prochaines années la construction d’équipements nécessitant des quantités considérables de cuivre, de lithium, de nickel, de cobalt, de terres rares… En l’état actuel des choses, nous sommes incapables de les sortir de terre. On comprend mieux pourquoi Donald Trump a l'ambition de mettre la main sur les ressources de l'Ukraine et du Groenland. Par Gilles Pouzin. Article publié dans le numéro 23 du magazine Transitions & Energies.

Va-t-on manquer de métaux dits « critiques » pour la transition énergétique et à cause d’elle ? C’est une question récurrente dans la course contre le réchauffement climatique. Pour fabriquer les équipements requis par les objectifs de réduction des gaz à effets de serre, le monde aurait besoin de 3 milliards de tonnes de métaux entre 2024 et 2050, estime l’agence d’information Bloomberg New Energy Finance (NEF). Si l’on accélérait la transition, pour atteindre la neutralité carbone « net zéro » au milieu du siècle, il faudrait même 6 milliards de tonnes de métaux sur cette période, a calculé Bloomberg NEF.

« La chaîne d’approvisionnement pour les batteries, les éoliennes, les panneaux solaires, les moteurs électriques, les lignes à haute tension, la 5G, tout ce qui est nécessaire à une économie verte, commence par les métaux et les mines », prévenaient déjà les analystes du courtier Cantor Fitzgerald, il y a quatre ans, début 2021, dans une étude sur les « métaux verts » intitulée « Green Metals Macro ».

Compte tenu des besoins de la transition énergétique prévus pour limiter le réchauffement des températures mondiales à 2 °C d’ici à 2050 (le cap de +1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle étant dépassé en 2024), les métaux utilisés à cet horizon pourraient représenter 60 à 90 % des réserves connues en cuivre, 30 % des réserves de lithium, 60 % des réserves de nickel ou encore 80 % des réserves de cobalt, prévenait l’Institut français du pétrole énergies nouvelles (IFPEN), il y a trois ans.

Dans les trente prochaines années, nous devrons extraire autant de minerais de métaux que l’humanité en a extrait depuis 70 000 ans, résume notre confrère Guillaume Pitron dans son livre La Guerre des métaux rares, face cachée de la transition énergétique et numérique, best-seller vendu à plus de 100 000 exemplaires, réédité et actualisé dans une douzaine de langues.

Constat sans appel

« Il pourrait y avoir une pénurie s’il n’y a pas d’investissements suffisants dans l’exploration et le développement minier », alertait encore cet automne la société de conseil Ernst & Young (EY), en commentant son enquête annuelle sur les risques et les opportunités du secteur minier.

Pour la première fois en 2024, l’épuisement des réserves et des ressources figure parmi les 10 principaux risques évoqués par les 353 décideurs de sociétés minières de plus de 1 milliard de chiffre d’affaires, sondés par EY l’été dernier.

« Pour atteindre l’objectif net zéro nous aurons besoin d’au moins 41 millions de tonnes de cuivre par an d’ici 2050 », surenchérit EY, en commentaire de son étude annuelle sur les risques et opportunités du secteur minier.

C’est bien plus que la consommation actuelle de cuivre, estimée à 25,9 millions de tonnes (Mt) en 2023, dont 17 % provenant déjà du recyclage, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE).

L’an dernier, la consommation de cuivre destinée à la transition énergétique représentait 6,3 Mt, soit un petit quart (24,4 %) de la demande mondiale, tandis que les usages traditionnels (moitié pour la construction, moitié pour l’industrie) en accaparaient les trois quarts (19,5 Mt). Ces usages traditionnels plafonneraient, pour atteindre tout juste 20 Mt en 2040. Tandis que les besoins pour les équipements de transition énergétique seraient multipliés par 2,5, à 16,3 Mt en 2040, estime l’AIE, soit 45 % d’une demande mondiale atteignant 36,4 Mt.

2.100 milliards de dollars d’investissements d’ici 2050

Le constat est sans appel. En l’état actuel, les réserves et la production ne suffiraient pas. Pour satisfaire les besoins prévus en 2050, « il faudrait mettre en service 40 mines de la taille du site Quellaveco d’Anglo American au Pérou, produisant 300 000 tonnes par an. Mais nous ne voyons pas de forte croissance des dépenses d’exploration, ce qui accroît le risque d’épuisement des ressources », prévient EY.

À titre de comparaison, seuls 14 nouveaux gisements de cuivre significatifs ont été découverts au cours de la dernière décennie (2014-2023), contre 75 durant la décennie précédente (2004-2013). Et il ne s’agit que des découvertes, sans compter les coûts et les délais supplémentaires entre une découverte de gisement et l’inauguration d’une mine réellement opérationnelle.

En résumé, pour subvenir à la demande anticipée, il faudrait investir à toutes les étapes : exploration, extraction, production et raffinage. « L’industrie minière a besoin de 2 100 milliards de dollars de nouveaux investissements pour atteindre l’objectif zéro carbone d’ici 2050 », titrait récemment l’agence financière Reuters.

Mais qui veut, ou seulement peut, investir dans des mines hyper-polluantes, dont les coûts explosent et les rendements diminuent ? Pour de nombreux financeurs traditionnels, prêteurs ou pourvoyeurs de fonds propres, le secteur minier est tout bonnement exclu des activités autorisées par leurs engagements environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG).

Une contradiction insurmontable entre le court et le long terme

Et même sans les contraintes ESG liées à l’investissement socialement responsable (ISR), le secteur minier partage les difficultés de financement et de projection à long terme pesant sur tous les secteurs cycliques des matières premières, jusqu’aux semi-conducteurs, considérés comme une nouvelle commodity du monde moderne, tant ils sont utilisés partout.

Le problème de ces matières premières est que leurs prix fluctuent fortement à court terme, en fonction de la demande. Tandis que l’offre, dépendante des capacités de production, requiert des investissements coûteux à très long terme.

Le délai moyen d’entrée en exploitation de nouveaux gisements s’allonge. Alors qu’il avait fallu treize ans de délai moyen, entre la découverte et l’extraction opérationnelle, pour les mines inaugurées il y a quinze ans, ce délai de mise en service est passé à dix-huit ans pour les mines inaugurées depuis 2020, d’après S&P Global Market Intelligence. Et parfois plus : il faut vingt-neuf ans entre la découverte et l’ouverture d’une mine aux États-Unis, selon cette même source.

Résultat, on assiste généralement au cycle suivant : 1/ la demande augmente plus vite que l’offre, faisant grimper les prix ; 2/ les prix élevés améliorent les marges des producteurs, attirant des concurrents et des investisseurs ; 3/ la perspective de rentabilité permet de financer l’augmentation des capacités de production ; 4/ l’offre augmente plus vite que la demande, faisant rebaisser les prix ; 5/ la baisse des prix dissuade les producteurs et les investisseurs d’accroître les capacités ; le cycle revient alors au stade 1/.

Sauf que la demande et l’offre fluctuent en réalité bien moins que les cours. Ces derniers reflètent davantage les espoirs et les peurs gouvernant les marchés à très court terme, selon les anticipations girouettes des traders, au gré des annonces et statistiques économiques quotidiennes.

Équilibre économique incertain

Le cuivre offre une illustration typique de ces cycles. Depuis quinze ans, son cours a connu des écarts allant du simple au triple, passant de 3,2 $/kg en moyenne en janvier 2009, après la crise des subprimes, à 9,9 $/kg au printemps 2011 avec la relance, rebaissant à 4,4 $/kg en novembre 2015 et mai 2016, pour rebondir à 7,3 $/kg en décembre 2017, avant un trou d’air à 4,9 $/kg pendant le Covid en mars 2020, puis dopé par la transition énergétique autour de 10,5 $/kg en mai 2021 et mars 2022, mais affaibli par l’inflation à 7,3 $/kg en octobre 2022, pour rebondir à 10 $/kg en mai 2024, avec un record à 11,2 $/kg le 21 mai, avant un repli à 8,8 $/kg mi-novembre. Comment construire une stratégie d’investissement dans ces conditions ?

D’autant plus que les contraintes et les incertitudes liées à la transition exacerbent encore la cyclicité inhérente aux matières premières, et la pression sur les éventuels projets miniers. Le coût estimé pour découvrir de nouveaux gisements de cuivre aurait ainsi bondi de 91 $/tonne en 2011, à 802 $/tonne en 2020, selon S&P Global Market Intelligence cité par EY. Difficile dans ces conditions de convaincre les groupes miniers et leurs actionnaires de financer de nouvelles mines, à l’équilibre économique très incertain.

Et encore, le cuivre est moins dépendant des aléas de la transition énergétique, car il bénéficie d’une demande pérenne pour la construction et l’industrie par rapport à d’autres métaux.

Prenons le lithium, essentiel à la fabrication des batteries li-ion, notamment pour les véhicules électriques (EV). Entre les annonces de green deals pour développer les infrastructures d’énergies renouvelables et l’engouement pour les voitures électriques, son cours avait décuplé, passant d’à peine 8 $/kg fin 2020, à 78 $/kg en mars 2022, jusqu’au record de 84,5 $/kg mi-novembre 2022. Les industriels des batteries se l’arrachaient, stockant tout ce qu’ils pouvaient. Surtout les Chinois.

Mais il a suffi que l’augmentation des ventes de voitures électriques ralentisse en 2023 pour que les Chinois déstockent massivement, faisant replonger le cours du lithium à 13,5 $/kg fin 2023, et à peine plus de 10 $/kg depuis septembre 2024. Avec un cours multiplié par 10 en deux ans, puis divisé par 8 aussi vite, financer une mine dans ce secteur semble un pari bien hasardeux. Albermarle, un groupe chimique américain parmi les premiers producteurs mondiaux de lithium, a ainsi réduit ses investissements d’un quart en 2024, par rapport à 2023, à 1,6 milliard de dollars. D’autres préfèrent fusionner pour unir leurs forces. L’australien Sayona Mining vient ainsi d’annoncer le rachat de l’américain Piedmont Lithium, pour créer le leader du lithium rocheux en Amérique du Nord.

L’ajustement se fait surtout par les prix

Aux aléas du cycle long des investissements, par rapport aux fluctuations rapides des marchés, s’ajoutent en effet des risques supplémentaires, spécifiques aux enjeux économiques et sociétaux de la transition : son financement, ses réglementations, ses inconnues technologiques, ses innovations et changements d’horizon ou de paradigme, au gré des découvertes ou des retournements politiques. Et géopolitiques.

Si l’équation d’une demande future de métaux, dépassant le renouvellement des capacités minières, jusqu’à épuiser les réserves projetées, peut se résumer par la perspective d’une pénurie, c’est rarement le cas dans la vraie vie. D’abord, parce qu’on découvre encore plus de gisements qu’on en épuise. Tandis que la consommation mondiale de cuivre est passée de 21 Mt en 2013 à 26 en 2023, les réserves des gisements existants et découverts ont continué à augmenter, passant de 690 Mt en 2013 à 1 milliard de tonnes en 2023.

Ensuite, parce que les usages évoluent, à la fois au gré de la conjoncture et des cours, mais aussi avec les innovations. Dans le bâtiment, les tuyaux en plomb ont été remplacés par ceux en cuivre. Aujourd’hui, les batteries dépendent du lithium et du cobalt, mais les chercheurs se sont lancés dans une course aux solutions alternatives de batteries sans métaux. En attendant, l’aluminium s’est déjà substitué au cuivre pour les lignes à haute tension et dans certains prototypes de piles prometteurs.

Mais l’aluminium est aussi sous pression avec la transition énergétique, à la fois très demandé et cible de pénalités carbone du fait de sa production énergivore. Son cours avait d’ailleurs bondi jusqu’à 3,8 $/kg fin février 2022, porté par la flambée des métaux verts, mais il reste bien moins volatil que le cuivre, et surtout 3,4 fois moins cher, étant redescendu autour de 2,6 $/kg depuis le printemps dernier.

Enfin, l’idée de pénurie est une menace assez coutumière dans le commerce des matières premières. « Y en n’a plus, phénomène mondial ! », s’exclamait un Gérard Depardieu lyrique en 1978 dans Le sucre, film culte sur un véritable épisode spéculatif, ayant alimenté une rumeur de pénurie de sucre en France il y a cinquante ans, en 1974. La menace d’une fin du pétrole fut aussi brandie en 2008, quand l’or noir a dépassé pour la première fois le cap de 100 $ par baril, flambant jusqu’à 145 $ le 14 juillet.

Seize ans après la peur de manquer de pétrole, le monde en consomme toujours plus, les énergies renouvelables ne comblant qu’une partie de notre boulimie d’énergie. Et ce, malgré le sous-investissement persistant dans les énergies fossiles, au regard des besoins prédits, qui n’ont pas empêché les prix de retomber. Comme pour d’autres pénuries annoncées, celle des métaux relève moins d’une réalité inéluctable que d’un désarroi des marchés. Certes, il faudrait plus de mines et plus de métaux pour réaliser la transition énergétique au rythme annoncé. Mais en pratique, la flambée des prix ralentit, reporte ou disqualifie simplement des pans entiers de la décarbonation promise.

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