Faut-il détruire nos monuments parce qu’églises et châteaux forts ont, pour partie du moins, perdu leur raison d’être initiale ? Arracher nos vignobles parce qu’en France la consommation de vin décroît tendanciellement depuis plusieurs décennies ? Ou encore, faut-il laisser le réseau gazier se dégrader inexorablement parce que la quantité comme la nature du gaz utilisé par les ménages et entreprises de l’Hexagone sont appelées à évoluer dans les années à venir ? Si personne ne songerait à répondre par l’affirmative aux deux premières questions, la troisième pose davantage de difficultés. Parce que l’équation gazière devrait rapidement changer.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. En 2022, la France consommait 450 térawattheures (TWh) de gaz par an, couverts à 98% par des importations de gaz fossile. Dans le cadre de ses travaux préparatoires à la loi de Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), l’Ademe (l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) a estimé l’an dernier que la consommation française de gaz s’effondrera, dans son scénario le plus frugal, à 283 TWh en 2030 et même à 165 TWh à l’horizon 2050. D’ici un quart de siècle, la France pourrait consommer moins de la moitié du gaz qu’elle utilise aujourd’hui. Dès lors, la question mérite d’être posée : pourquoi conserver et entretenir un réseau gazier surdimensionné par rapport aux besoins futurs ? A moins que la question soit mal posée…
Moins de gaz, mais pas moins de réseau
Tout d’abord et avant de répondre à cette question, félicitons-nous de ces projections. Que la France brûle moins d’énergies fossiles est une bonne nouvelle, qui s’inscrit dans une démarche de transition énergétique. Mais le pays continuera à avoir besoin de gaz. Et s’il en consommera moins, il en consommera avant tout différemment. Le gaz naturel d’aujourd’hui, c’est-à-dire fossile et importé, va être progressivement remplacé par du gaz renouvelable produit localement – notamment via des procédés de méthanisation agricole. Et ce gaz vert aura toujours besoin d’être transporté, stocké et distribué aux consommateurs.
C’est la raison pour laquelle Emmanuelle Wargon, la présidente de la Commission de régulation de l’énergie (CRE), plaide pour le maintien des actuels réseaux gaziers. Même avec une consommation réduite, ceux-ci demeureront essentiels pour assurer la distribution et le stockage du gaz renouvelable. Un constat relayé par une étude publiée en avril 2023 par la CRE, selon laquelle le réseau de distribution français restera « nécessaire et essentiellement dimensionné pour la production de gaz vert ». En d’autres termes, la France continuera d’avoir « les mêmes besoins d’infrastructures avec un volume de térawattheures qui va baisser », explique Emmanuelle Wargon.
Les atouts du réseau gazier
Cela va sans dire, mais sans réseau de distribution il n’y a pas d’offre de gaz vert qui tienne. Les quelque 37.000 kilomètres de tuyaux sont une infrastructure majeure, indispensable pour relier les producteurs de gaz renouvelable aux consommateurs. Pour les mêmes raisons, ce réseau contribue également au dynamisme de nos territoires, en soutenant les centaines d’installations et projets locaux de méthanisation, le plus souvent de taille modeste. Le parc français de biométhane est constitué à 51% de petites installations d’une puissance inférieure à 15 GWh/an. La méthanisation contribue aussi, il ne faut pas l’oublier, à développer l’emploi et l’activité économique en milieu rural, trois à quatre emplois étant créés par installation. Un outil extrêmement précieux d’aménagement du territoire.
Le réseau de gaz permet aussi de garantir la flexibilité énergétique. Le principal inconvénient des renouvelables tient à leur intermittence. Il est indispensable de disposer de capacités de production complémentaires, rapidement pilotables et mobilisables, quand il n’y a pas de vent et de soleil. Au contraire de l’électricité qui n’est pas une source d’énergie mais un vecteur et en outre ne peut pas être stockée à très grande échelle, le gaz permet de faire « tampon » entre la production d’énergie et sa consommation. A condition, évidemment, de pouvoir être distribué grâce à un réseau adapté et maintenu en état de marche. Moins de gaz ne signifie pas que l’on peut se passer d’un réseau digne de ce nom ou accepter qu’il se dégrade.
Investir pour adapter le réseau et réussir la transition énergétique
Reste à savoir si l’énergie de demain peut fonctionner avec les infrastructures d’hier ? En partie, seulement. S’il est nécessaire de conserver le réseau gazier, il faut aussi l’adapter et le moderniser. C’est la raison qui explique la douloureuse révision des tarifs de distribution, de transport et de stockage proposée en février dernier par la CRE.
Autrement dit, non seulement il serait criminel de délaisser les infrastructures gazières, mais celles-ci auront un rôle capital à jouer dans l’atteinte des objectifs climatiques. Réussir la transition écologique et assurer la souveraineté énergétique passera nécessairement par de nouveaux investissements dans le réseau gazier. Entre 6 et 9,7 milliards d’euros devraient, d’ici à 2050, être investis pour moderniser et adapter les infrastructures et réussir. Retarder les décisions ou prendre prétexte d’une baisse future de la consommation de gaz pour tergiverser se paiera cher.