<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> « Avec les réacteurs rapides, le potentiel énergétique est presque illimité »

29 mai 2024

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« Avec les réacteurs rapides, le potentiel énergétique est presque illimité »

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Un entretien avec Joël Guidez, expert des réacteurs à neutrons rapides, ancien du CEA (Commissariat à l’énergie atomique). Il a travaillé sur Superphénix et a dirigé la centrale Phénix. Il a mené le projet de réacteur expérimental High Flux Reactor de la Commission européenne. Il est associé aujourd’hui à plusieurs projets de réacteurs à neutrons rapides. Propos recueillis par Éric Leser. Article paru dans le numéro 20 du magazine Transitions & Énergies.

T&E : Pourquoi les réacteurs dits rapides sont selon vous l’avenir du nucléaire et même de la production d’électricité décarbonée ?

-J.G. : Si l’engouement actuel pour l’énergie nucléaire se confirme et se concrétise, la consommation d’uranium devrait s’envoler d’ici 2040-2050. C’est-à-dire demain. Les prix de l’uranium vont fortement augmenter, ils ont déjà commencé à le faire. La Chine, par exemple, produit aujourd’hui 5 % de son électricité avec le nucléaire et veut passer à 10 %. Il y a une vraie question de durabilité des modèles actuels de réacteurs.

C’est un argument non négligeable en faveur des réacteurs à neutrons rapides qui utilisent comme principal combustible de l’uranium appauvri surabondant et qui est dans le processus transformé en plutonium. Avec les réacteurs rapides, le potentiel énergétique est presque illimité. Cela pourrait être la technologie permettant de fournir une électricité décarbonée en abondance et pour très longtemps à l’humanité.

Les estimations faites sur les ressources énergétiques dans la revue statistique de BP et dans le livre rouge de l’AIEA [Agence internationale de l’énergie atomique] montrent que l’uranium, utilisé sous sa forme actuelle dans les réacteurs à eau après enrichissement et en laissant énormément de déchets, pourrait produire environ 70 milliards de tonnes équivalent pétrole ou Gtep. En revanche, si tout cet uranium est brûlé dans des réacteurs rapides, cette valeur est multipliée par 100 environ et l’énergie obtenue à partir de l’uranium devient de loin la quantité d’énergie disponible la plus importante dans le monde avec 7 000 Gtep. En comparaison, l’ensemble des combustibles fossiles représente potentiellement moins de 1 000 Getp. 

Il y a d’autres arguments en faveur des réacteurs rapides. Ils assurent pour la France notre souveraineté énergétique et notre sécurité d’approvisionnement à des coûts très faibles. Avec nos stocks d’uranium appauvri et de plutonium pour démarrer les réacteurs, nous en avons sur notre sol pour des milliers d’années et c’est gratuit. Il n’est plus nécessaire de faire appel à l’exploitation minière et à l’enrichissement du combustible et la quantité finale de déchets radioactifs est très fortement réduite. La raison principale pour laquelle les écologistes ont toujours tenté et par tous les moyens de s’opposer aux réacteurs rapides est parce qu’ils permettent de se débarrasser des déchets, leur principal argument contre l’énergie nucléaire.

Les réacteurs nucléaires traditionnels aujourd’hui en service dans le monde, et qui pour la plupart sont refroidis avec de l’eau sous pression, présentent des inconvénients qui limitent leur acceptation sociale. En particulier sur les trois points suivants : crainte d’un accident, production de déchets à très longue durée de nocivité, et donc disponibilité de l’uranium. 

T&E : Quel est le principe physique des réacteurs à neutrons rapides ? 

-J.G. : Lorsque la réaction nucléaire se produit, la fission des atomes provoque des émissions de neutrons qui créent la réaction en chaîne. Il faut qu’il y ait suffisamment de neutrons pour qu’ils aillent casser d’autres atomes et entretenir la réaction en chaîne qui produit alors une énergie considérable. Ces neutrons issus de la fission sont émis à haute énergie. Ils se déplacent à des vitesses très élevées. Elles se chiffrent en milliers de kilomètres par seconde.

Pour des raisons physiques sur lesquelles je ne vais pas m’étendre, entretenir une réaction en chaîne avec de l’uranium naturel nécessite de ralentir les neutrons. On ajoute donc dans les réacteurs à uranium des particules, notamment de l’hydrogène, contre lesquelles les neutrons rapides vont buter et se ralentir comme des boules de billard qui se heurtent les unes aux autres. Ils deviennent alors des neutrons lents.

Dans les réacteurs à neutrons rapides, ils ne sont pas ralentis volontairement pour contrôler la réaction en chaîne. Cela signifie qu’ils ont plus d’énergie. Il faut au début plus de matériau fissile pour amorcer la réaction. On n’utilise pas de l’uranium enrichi à 3,5 %, mais du plutonium. Il est associé à de l’uranium appauvri ayant déjà été utilisé comme combustible. Au bout d’un certain temps, la réaction crée plus de plutonium qu’elle n’en consomme en transformant l’uranium appauvri. On appelle cela la surgénération.

Au bout d’un certain temps, vous n’avez donc plus besoin de plutonium et vous ne consommez que de l’uranium appauvri qui provient des déchets des réacteurs à eau pressurisée existants. Vous ne consommez que les déchets. Et la surgénération est prouvée. Par exemple sur le réacteur Phénix, le taux de surgénération atteint mesuré après le retraitement du combustible était de 1,15. 

T&E : Vous avez dirigé Phénix, quels sont les principaux enseignements de cette expérience ?

-J.G. : Après l’arrêt de Superphénix et on va dire pour tenter de compenser cette décision stupide imposée par les écologistes, il a été décidé que Phénix qui devait s’arrêter continuerait à fonctionner pour continuer à emmagasiner de l’expérience. Superphénix était d’une puissance de 1 200 MW et Phénix de 250 MW. Il y a eu de gros travaux de remises aux normes de sûreté qui ont été effectués à Phénix. On a redémarré le réacteur pendant la période autorisée politiquement et il a été arrêté définitivement en 2009. Il aurait très bien pu continuer à fonctionner. 

On a notamment appris beaucoup de choses sur le type de matériaux qu’il faut utiliser dans un réacteur de ce type refroidi au sodium liquide. On sait exactement ce qu’il faut faire et ne pas faire avec trente ans de recul sur le fonctionnement de Phénix qui a démarré en 1973. On a également beaucoup appris sur la façon de fabriquer le combustible pour gérer notamment les problèmes de corrosion des gaines. C’est un réacteur qui a été totalement validé. 

T&E : Cette expérience accumulée existe-t-elle encore aujourd’hui ? 

-J.G. : Non. J’ai 75 ans et les personnes qui ont travaillé sur Superphénix et sur Phénix ne sont plus là ou plus vraiment opérationnelles. Tous les documents sur ce qui a été fait sont évidemment disponibles, mais cela ne suffit pas. La transmission du savoir, c’est quelque chose de très compliqué. Il y a une grande différence entre la connaissance scolaire et la réalité industrielle. 

Les dégâts liés à l’abandon de fait du nucléaire pendant vingt ans sont considérables. Imaginez que vous êtes un industriel et que vous fabriquez des pompes, des vannes, des échangeurs en Inox pour Superphénix. Vous savez faire. Vous avez une usine avec des gens compétents. On ne vous commande plus rien. Si vous cherchez à savoir quand il y aura de nouvelles commandes, on vous répond, on ne sait pas. Vous fermez l’usine et vous faites autre chose. S’il faut fabriquer à nouveau des pompes et des vannes, il faut reconstruire une usine et former du personnel. On a pu mesurer cela avec l’EPR de Flamanville. Pour construire le réacteur, il n’y avait plus d’industriels sous-traitants. 

Cela signifie qu’il va falloir faire de gros efforts et redémarrer avec un prototype et qu’il y aura forcément des erreurs. Mais c’est comme cela qu’on apprend. Et il ne faut pas traîner. La durée de vie d’un réacteur, c’est cent ans. Il faut vingt ans pour le construire, soixante ans d’exploitation et vingt ans pour le démanteler.

Propos recueillis par Éric Leser. 

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