<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Pas de nucléaire « durable » sans une priorité à l’innovation

26 mars 2024

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Pas de nucléaire « durable » sans une priorité à l’innovation

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Le nucléaire actuel n’est pas vraiment « durable ». Mais il existe. Ce sont les réacteurs dits à neutrons rapides permettant la surgénération, c’est-à-dire fabriquant plus de combustible qu’ils n’en consomment. La France a longtemps été en pointe dans cette technologie très innovante avant qu’elle soit sacrifiée pour des raisons politiciennes inavouables. Il est plus que temps de réparer cette erreur. Par Éric Leser. Article paru dans le numéro 20 du magazine Transitions & Énergies.

En l’état actuel des technologies, la transition énergétique passe inéluctablement, que ce soit directement ou indirectement (via les électro-carburants), par l’électrification des usages dans les transports, le chauffage et l’industrie. Pour produire une électricité décarbonée de façon fiable et en quantité suffisante, l’énergie nucléaire est la plupart du temps indispensable. Les discours militants faisant des renouvelables intermittents (éolien et solaire) une solution idéale et unique sont trompeurs. Certes, ils sont utiles, décarbonés, surtout l’éolien, et présentent des coûts, notamment le photovoltaïque chinois, très avantageux. Mais leurs avantages sont en grande partie contrebalancés par leur caractère intermittent. Plus la proportion d’électricité renouvelable augmente dans la production, plus les réseaux sont fragilisés, l’approvisionnement compliqué et les prix élevés.

La production électrique de base, fossile ou nucléaire

Contrairement à une légende urbaine, l’électricité ne se stocke pas, en tout cas à grande échelle. Quand elle se stocke, en fait elle se transforme. De façon mécanique, en remplissant des barrages, ou par des processus chimiques dans les batteries et en fabriquant de l’hydrogène par électrolyse. Les pays qui ont fait le choix massif des renouvelables et ont abandonné le nucléaire, comme l’Allemagne, se trouvent aujourd’hui dans une impasse. La part des renouvelables dans la production électrique a beau augmenter, ils doivent conserver des centrales fossiles et même investir pour en construire de nouvelles. Et l’impact sur les émissions de gaz à effet de serre est forcément limité. La France, avec plus de 90 % d’électricité décarbonée grâce avant tout à son parc nucléaire, est le grand pays développé le plus vertueux dans ce domaine.

Conclusion logique que de nombreux pays font maintenant, en contrepartie de l’investissement dans l’éolien et le photovoltaïque, il faut une production électrique dite de base qui soit constante et non soumises aux aléas de l’ensoleillement et de la force des vents. Elle peut être soit fossile et donc carbonée, charbon et gaz, ou décarbonée, hydraulique et nucléaire. Certains pays ont la chance de bénéficier d’un potentiel hydroélectrique très important. Mais ce n’est pas le cas de la majorité, loin de là. Voilà pourquoi l’énergie nucléaire est revenue à la mode au point même que 22 pays ont annoncé en décembre dernier lors de la COP 28 et de façon irréfléchie (lire page 5) vouloir tripler leur production d’électricité nucléaire d’ici 2050 pour décarboner leurs économies. La France fait partie des signataires de cet engagement. 

Le modèle actuel des réacteurs nucléaires mène à une impasse

Il est vrai que les réacteurs nucléaires permettent de produire l’électricité la plus décarbonée qui soit, même que l’éolien. Contrairement à une idée bien ancrée dans les inconscients collectifs et parmi les faiseurs d’opinion, elle est aussi la source d’énergie la moins dangereuse de l’histoire en termes de morts par térawattheure produit (lire page 50). Ce qui ne signifie pas que la sûreté ne doit pas être une préoccupation permanente. Le nucléaire civil permet aussi et surtout de produire de grandes quantités d’électricité avec une surface au sol et une utilisation de matériaux limités par rapport aux renouvelables et aux fossiles. Mais ce n’est pas une raison pour prendre des engagements et faire des annonces impossibles à tenir. Dans le domaine de l’énergie, les modes s’avèrent toujours problématiques.

Le vrai problème du nucléaire actuel est qu’il n’est pas vraiment durable, au sens de garantir un fonctionnement sur une centaine d’années des nouveaux équipements. Ce qui devrait être l’objectif. Le temps qu’un jour, éventuellement au xxiie siècle, la fusion nucléaire soit maîtrisée… Les réacteurs existants auront une durée de vie de largement plus d’un demi-siècle.  C’est une nécessité. 

Mais avec la technologie utilisée aujourd’hui, y compris dans les nouveaux EPR, il faut de l’uranium qui existe en quantité relativement limitée et dont le coût augmente avec la difficulté grandissante de l’extraire du sous-sol. Il faut aussi des usines pour l’enrichir. Certes, le coût du combustible nucléaire n’a rien à voir en termes d’importance dans le prix final de l’électricité avec le gaz et le charbon. Le coût principal du nucléaire est celui de la construction et de la maintenance de la centrale, pas de son exploitation. 

Mais le modèle technologique suivi aujourd’hui partout dans le monde pour produire de l’électricité nucléaire mène dans quelques décennies à une impasse. Il faut que les décideurs soient capables, notamment dans les pays occidentaux, de construire à nouveau des stratégies énergétiques de long terme et non de s’enthousiasmer au fil des années pour les idées et les modèles portés par l’air du temps. Il est indispensable de pouvoir remplacer à terme la technologie actuelle des réacteurs par celle bien plus pérenne et sûre de la quatrième génération, c’est-à-dire neutrons rapides et surgénération. 

Elle présente de nombreux avantages, notamment de consommer comme combustibles les déchets accumulés depuis des décennies par les réacteurs en service, d’en avoir pour des milliers d’années de fonctionnement, de produire très peu de déchets qui ont en plus une durée de vie radioactive limitée et enfin d’être, de par sa conception, plus sûre. Les systèmes de refroidissement utilisent un métal liquide, en général le sodium, ce ne sont plus des canalisations d’eau à haute pression. Enfin, la technologie est maîtrisée, la France a fait fonctionner le réacteur Phénix pendant trente-cinq ans…

« Une faute historique »

C’est ce qu’expliquent dans ce dossier et dans les pages suivantes, les experts reconnus Dominique Grenêche et Joël Guidez. C’est ce qu’écrit avec force dans le dernier numéro des Annales des Mines Yves Bréchet, ancien haut-commissaire à l’énergie atomique et ancien titulaire de la chaire innovation technologique du Collège de France. 

« Pour relancer durablement le nucléaire, il faut réaliser que c’est une énergie durable et pas une énergie de transition. Tant que les énergies renouvelables, par nature intermittentes, n’auront pas capacité à être stockées efficacement, et tant que le vecteur électrique ne pourra pas être efficacement remplacé, le recours au nucléaire et à l’hydraulique sera incontournable. Parier sur des développements “à venir” (pour le stockage) au moment où il y a urgence à décarboner notre économie en réponse à la crise climatique relève de l’inconscience. Renoncer à une version “durable” de cette énergie en fermant le cycle du combustible par le moyen des réacteurs à neutrons rapides, ce qui est exactement ce qu’a fait le gouvernement en arrêtant le projet Astrid à l’automne 2019, est une faute historique… Une relance durable du nucléaire signifie aussi une relance du nucléaire durable, et une relance du nucléaire durable nécessite un programme de recherche, porté par l’État, pour développer un prototype de réacteur et d’une usine de fabrication du combustible, pour être en état de déployer cette filière le moment venu. Ce projet doit être lancé maintenant, en repousser le lancement expose à une perte des compétences acquises et à se trouver contraints d’acheter à terme, à des investisseurs plus clairvoyants, une technologie dont nous sommes les inventeurs, et dans laquelle nous avons été jusqu’à récemment, les leaders. »

Trois grands champs d’innovation

La renaissance du nucléaire est une chance. Elle a permis l’émergence en quelques années dans les pays occidentaux de dizaines de start-up portant de multiples innovations dont toutes ne sont pas pertinentes et ne verront pas le jour, mais qui offrent de nombreuses possibilités. Et cela sans parler des projets importants et multiples lancés en Chine, en Russie, en Inde… qui vont de réacteurs au thorium, d’autres refroidis par des sels fondus, sans oublier les réacteurs à neutrons rapides déjà en service en Russie et d’un autre qui va démarrer en Inde (avec la technologie française) en passant par les SMRs (Small Modular Reactors), petits réacteurs modulables adaptés à des besoins spécifiques.

Il existe en fait aujourd’hui trois grands champs d’innovation nucléaire : celui des combustibles, des moyens de refroidir les réacteurs et de leur taille avec les SMRs donc (lire page 43). 

Les combustibles alternatifs

Pour alimenter un réacteur à neutrons rapides, il faut du plutonium et de l’uranium appauvri ayant déjà été utilisé comme combustible. Ce réacteur permet la surgénération, c’est-à-dire que le réacteur produit plus de plutonium qu’il n’en consomme. La France a aujourd’hui 350 000 tonnes d’uranium appauvri et en ajoute 7 000 tonnes de plus tous les ans. Il est très peu radioactif car il a été appauvri et facile à stocker. Il est disponible gratuitement. Le plutonium également. La France en produit 10 tonnes par an à La Hague dans l’usine de retraitement et a en stock environ 200 tonnes. Ce n’est pas un plutonium militaire. Il est plein d’isotopes très gênants pour faire une bombe. En quelque sorte, il est sale.

Cela signifie que la France détient tous les matériaux, dont elle ne sait que faire, pour alimenter le fonctionnement de dizaines de réacteurs à neutrons rapides pendant des milliers d’années… Avec 20 % de plutonium et 80 % d’uranium appauvri, le réacteur démarre et tous les ans il faut rajouter de l’uranium appauvri pour maintenir la réaction. Un réacteur rapide d’une puissance d’un GW consomme une tonne d’uranium appauvri par an. La France a aujourd’hui une puissance nucléaire installée de 63 GW. Pour produire le double, soit 126 GW tous les ans avec des réacteurs à neutrons rapides, il lui faudrait y consacrer 126 tonnes d’uranium appauvri. Avec son stock actuel, elle en a suffisamment pour 2 778 ans… Plus besoin de mines d’uranium ni d’usines d’enrichissement.

Le thorium est un autre combustible possible permettant la surgénération. C’est un élément naturel légèrement radioactif. Lorsqu’il absorbe un neutron, il donne naissance à un nouvel isotope de l’uranium, l’U233, qui permet la surgénération, c’est-à-dire que le réacteur produit plus d’U233 qu’il n’en consomme.

La Chine est le seul pays à avoir construit un prototype au thorium à sels fondus. Il offre théoriquement le meilleur des mondes. Celui de la puissance et de l’abondance de l’électricité nucléaire sans avoir de dimension militaire, permettant une plus grande sûreté et sans avoir à gérer ensuite de grandes quantités de déchets radioactifs provenant de la fission des atomes d’uranium. Le thorium est abondant. Et pour être utilisé dans un réacteur, il n’a pas besoin d’un long processus d’enrichissement. 

Mais la mise en place d’une filière industrielle et de réacteurs de grande puissance exploitables dans les réseaux électriques prendra encore des décennies. L’expérience industrielle reste aujourd’hui limitée et elle est pratiquement inexistante sur l’aval du cycle (retraitement et recyclage). Le déploiement à grande échelle nécessitera encore beaucoup de recherche et développement et de lourds investissements industriels. Mais à une échéance de quelques dizaines d’années, pourquoi pas. C’est le pari de la Chine.

Le refroidissement sans eau pressurisée

Refroidir un réacteur avec de l’eau sous pression à 155 bars est un défi d’ingénierie et la principale faiblesse en termes de sûreté des modèles existants un peu partout dans le monde. Mais il y a d’autres moyens de refroidir un réacteur et de le faire fonctionner même plus efficacement à des températures plus élevées en prenant dans le même temps des risques plus limités.  

Le sel fondu est l’un des principaux candidats pour les réfrigérants alternatifs. Il y a également les métaux liquides, notamment le sodium et le plomb. Quelques réacteurs refroidis au sodium fonctionnent aujourd’hui, principalement en Russie, et ce pays est également à la pointe du développement de réacteurs refroidis au plomb. Les réacteurs refroidis au métal présentent de nombreux avantages potentiels en termes de sûreté par rapport aux réacteurs à sels fondus.

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