Les réseaux électriques français et européens font face aujourd’hui à l’impérieuse nécessité de se moderniser et se transformer. Cela tient à l’évolution des habitudes de consommation et surtout à l’importance grandissante des productions renouvelables intermittentes et aléatoires (éoliennes et solaires). Elles sont un défi pour la solidité des réseaux, les équilibres économiques des nouvelles capacités de production et au final pour permettre aux consommateurs, entreprises comme particuliers, d’avoir accès à une électricité abondante à des prix acceptables.
Le symptôme évident des dégâts résultant d’une production soit trop importante, soit trop faible des renouvelables intermittents est la multiplication des périodes où sur le marché de gros l’électricité s’échange à des prix négatifs. C’est-à-dire que la production est tellement supérieure à la demande à certaines heures – notamment lors des périodes ensoleillées du milieu d’après-midi quand le photovoltaïque produit massivement et que la demande est relativement limitée – que les producteurs sont contraints de payer pour s’en débarrasser… Absurde.
Des variations de prix délirantes en l’espace de quelques heures
D’autant plus que cela s’accompagne paradoxalement d’un renchérissement important des tarifs aux heures suivant le coucher du soleil au moment où la consommation tend à reprendre et que le photovoltaïque, lui, s’efface. Il faut alors utiliser des capacités de production dites pilotables. Les centrales appelées à ce moment-là – principalement thermiques en Europe – voient leur facteur de charge diminuer grandement avec la place prise par les renouvelables et ont alors besoin de vendre bien plus chère leur production pour amortir leurs coûts fixes. Elles sont indispensables, quand il n’y a pas de vent et de soleil (déjà la nuit), mais doivent laisser la place aux renouvelables ce qui complique sérieusement leur équation économique.
Le résultat est une courbe de prix qui se creuse entre un point très bas en cœur de journée et un point très haut au coucher du soleil. Ce phénomène, déjà largement observé en Californie, a pris le nom poétique de « duck curve » (courbe en canard). Dans ce contexte, le principe même de production de base fournie en France par le parc nucléaire perd en partie de sa pertinence. Les centrales nucléaires françaises sont à même aujourd’hui de produire très largement la quantité d’électricité nécessaire à la consommation de base et le tout avec des marges confortables. Mais elles sont par contre incapables de couvrir les quelques heures hebdomadaires dites de « pointe » de consommation. Et cela n’a pas de sens de se doter de réacteurs nucléaires d’appoint pour cela…
Stocker les excédents pour les restituer quelques heures plus tard
L’équilibre économique d’une centrale nucléaire, contrairement à une centrale thermique, dépend très majoritairement de coûts fixes, à commencer par ceux de sa construction et ensuite de son entretien nécessaire qu’elle fonctionne beaucoup ou peu. Appel de pointe et énergie nucléaire n’ont aucun sens sur le plan financier.
La seule solution réaliste consiste à être capable de stocker les excédents de production en cours de journée, réduire ainsi les périodes de prix négatif et de modulation du parc nucléaire, et à les restituer au moment du pic du soir. Deux technologies permettent cela: les traditionnelles STEPs (Stations de Transfert d’Energie par Pompage), qui sont des « doubles barrages ». Elles permettent d’utiliser l’électricité en excédent pour pomper de l’eau dans le lac inférieur et la faire remonter dans le lac supérieur. Elle est ensuite turbinée par le lac supérieur pour produire de l’électricité et récupérée dans le lac inférieur .
La France exploite déjà et depuis plusieurs décennies six STEPs permettant de délivrer un peu plus de 5.000 MW à la pointe. Une autre STEP pourrait être achevée en Corrèze à Rédénat (simple question de volonté politique puisque le chantier a été abandonné il y a plus de 40 ans), et certains de nos barrages pourraient être transformés et devenir ainsi des STEPs.
Les batteries stationnaires ne posent pas de problèmes d’acceptabilité sociale
Mais se poserait alors la question inéluctable de l’acceptabilité sociale et écologique de ce type de chantier quand on voit les réactions que provoquent déjà la simple construction de mégabassines. Pour créer des STEPs, ce sont des lacs artificiels noyant des milliers d’hectares qu’il faudrait créer…
L’autre solution, à privilégier donc, est celle des batteries stationnaires. Cette technologie est assez largement maîtrisée, mais le principal obstacle à son adoption était jusqu’à aujourd’hui économique. C’était extrêmement cher pour des quantités d’électricité stockées modestes. Mais l’augmentation massive et récente des capacités de production, notamment chinoises, a permis, en moins de dix ans, de diviser par dix le prix des équipements, en faisant du coup une solution plus crédible.
Même si ces installations ne pourront pas être avant longtemps à l’échelle des besoins d’un pays ou même d’une grande métropole pendant plusieurs jours, leur capacité à stabiliser les réseaux pendant quelques heures et à pérenniser ainsi les modèles économiques des renouvelables intermittents et du parc nucléaire les rend aujourd’hui indispensables.
L’angle mort des débats sur la politique énergétique
Lisser la « duck curve » en offrant une plus grande stabilité des prix permet une optimisation des coûts des sites de production. C’est de toute façon le seul moyen d’arriver à se passer des dernières centrales thermiques, véritables « centrales de pointe », qui rendent aujourd’hui des services que sont incapables de remplir les renouvelables et le nucléaire. Le stockage à une échelle suffisante le permet.
Maintenant, la question du stockage – quelle que soit la technologie utilisée – reste l’angle mort des débats sur la politique énergétique. Il est pourtant indispensable de s’en préoccuper et vite avant de connaître les mésaventures californiennes, allemandes ou espagnoles en termes d’équilibre de leurs réseaux électriques avec de lourdes conséquences économiques et sociales.
Phillipe Thomazo