L’un des problèmes majeurs de la transition tient au fait que la consommation d’énergies fossiles dans le monde ne diminue pas. Elle ne fait même qu’augmenter. La consommation de pétrole et de charbon a atteint des niveaux records l’an dernier. Seul le gaz naturel n’a pas fait de même à cause uniquement des conséquences de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Nous avons construit depuis deux siècles notre civilisation et notre prospérité sur l’accès à une quantité d’énergie… fossile sans précédent. Facile à exploiter, abondante, bon marché et concentrée. Aujourd’hui, ce que nous faisons avant tout consiste à empiler les nouvelles sources d’énergie décarbonées sur celles existantes. Et il ne faut pas perdre de vue que les matières premières et les matériels permettant de produire les énergies décarbonées sont la plupart du temps fabriqués et transportés avec des carburants fossiles. La transition énergétique ne peut pas se faire sans charbon, sans pétrole et sans gaz. L’industrie chinoise qui fabrique l’immense majorité des panneaux photovoltaïques, des cellules de batteries, des éoliennes terrestres et marines, qui raffine la plupart des minéraux stratégiques fonctionne avec de l’électricité produite par des centrales à charbon. Et les équipements que nous achetons ensuite sont transportés par des navires propulsés avec du fioul lourd.
Les fossiles représentent encore 84% de l’énergie primaire consommée
Pour comprendre notre addiction, il faut prendre la mesure de l’ampleur des transformations à réaliser et des infrastructures industrielles et de transport à changer. En 1960, à l’échelle mondiale, les combustibles fossiles fournissaient 94% de l’énergie primaire commercialisée, c’est-à-dire extraite de l’environnement avant d’être transformée. Leur part est passée à 87% en 1990 avec l’essor de l’hydraulique et du nucléaire et elle est encore aujourd’hui de plus de 84% en dépit du déploiement des renouvelables. Changer les bases énergétiques d’une économie mondiale de 90 000 milliards de dollars en l’espace d’un quart de siècle est impossible. Faisons preuve d’un peu de modestie.
L’énergie fossile reste indispensable et surtout irremplaçable dans les transports mais aussi l’industrie lourde, la construction et l’agriculture. Nous sommes esclaves des combustibles fossiles. Peu importe les merveilles de la technologie numérique. Nos vies sont faites de ciment, d’acier, de plastique et d’ammoniac. Nous en produisons presque exclusivement avec des énergies fossiles respectivement par an : 4,5 milliards de tonnes, 1,8 milliard de tonnes, 370 millions de tonnes et 150 millions de tonnes.
La célèbre bouteille de soda ou d’eau minérale destinée à polluer l’océan n’est que la partie émergée de l’iceberg plastique. Les matériaux synthétiques moulés rendent tout possible, des véhicules légers aux pipelines en passant par les équipements médicaux. De même, l’ammoniac est le « gaz qui alimente le monde ». Le procédé Haber-Bosch qui fixe l’azote réactif et permet la synthèse d’engrais est, selon l’universitaire canadien Vaclav Smil,« peut-être l’avancée technique la plus importante de l’histoire ». L’acier est le squelette de nos constructions et de nos réseaux de transport, aussi irremplaçable pour les structures modernes que les os le sont pour le corps. Et le béton, « le matériau le plus massivement déployé de la civilisation moderne », est, au sens littéral, le fondement de nos civilisations. Le ciment est tout simplement le matériau le plus utilisé sur cette terre après l’eau…
Les renouvelables s’additionnent aux fossiles
Toutes les transitions énergétiques du passé ne l’ont été qu’en termes relatifs –c’est-à-dire en parts de la production ou de la consommation totale. Au xxe siècle, l’usage relatif du bois et du charbon a baissé par rapport à celui du pétrole, du gaz, de l’hydroélectricité et du nucléaire… mais les consommations de toutes ces sources d’énergie ont en fait augmenté.
Les deux derniers siècles – et plus largement la totalité de l’histoire humaine – n’ont été qu’une succession d’empilements de ressources. Il n’y a jamais eu de remplacement total d’un système énergétique par un autre. Seule la transition énergétique que l’humanité amorce aujourd’hui mérite pleinement ce nom, car elle doit impérativement engendrer une transformation radicale et non pas relative des sources d’énergie. Le problème, c’est que, justement, les renouvelables ne font pour l’instant, à l’échelle planétaire pas à celle de certains pays, que s’additionner aux fossiles.
Nous sommes ainsi toujours à l’ère du charbon – qui demeure la première source d’électricité –, du pétrole et du gaz. Nul mystère donc à ce que les émissions de CO2, et plus largement de gaz à effet de serre, continuent d’augmenter chaque année – excepté en 2008 et 2020 pour cause de contraction économique. Malgré les annonces triomphantes de nouvelles installations renouvelables et la surenchère des objectifs de décarbonation, nos progrès sont très limités.
Si l’apparition incessante de nouveaux gadgets dans la vie quotidienne donne l’impression d’un changement rapide des systèmes techniques contemporains, ce sont les infrastructures industrielles aux durées de vie très longues – centrales et réseaux électriques, pipelines, raffineries, routes, voies ferrées, canaux, ports, équipements lourds (sidérurgie et chimie) ou collectifs (hôpitaux, stations d’épuration) – qui sont les véritables marqueurs du paradigme technique dans lequel une société se trouve. Tous ces « parcs » installés impliquent une inertie gigantesque. Qui a le courage et l’honnêteté intellectuelle de le reconnaître?